334 milliards de dollars. C’est le montant actuel des liquidités de Berkshire Hathaway, la holding d’investissement de Warren Buffett. Depuis 2024, le célèbre investisseur américain fait effectivement preuve d’une prudence qui n’a pas manqué de susciter l’intérêt des observateurs et qui reste, à ce jour, l’objet de spéculations de la part des médias et du grand public.

Historiquement, Berkshire Hathaway a judicieusement identifié les périodes où il faisait bon d’être prudent en matière d’investissement. La vigilance du fonds d’investissement avant la bulle Internet (2001) et la crise des subprimes (2008) avait permis à Berkshire Hathaway de ressortir renforcé chaque fois que les marchés financiers américains plongeaient dans une crise. Plus généralement, c’est la capacité de Warren Buffett à prévoir et à tirer profit du chaos qui fait la force de son fonds d’investissement. Pour ces mêmes raisons, chaque changement dans le portefeuille de Berkshire Hathaway, chaque déclaration de Warren Buffett et chaque communiqué de presse du fonds d’investissement bénéficient d’une crédibilité importante et d’une forte couverture médiatique, alors même que le fonds d’investissement rappelle régulièrement qu’il ne fournit aucun conseil en investissement. Et pourtant, donc, on voit se multiplier les articles de presse dont le contenu pourrait se résumer ainsi : À quoi joue donc Warren Buffett ?

Be fearful when the markets get greedy, be greedy when the markets get fearful.

C’est la formule que Warren Buffett a plusieurs fois répétée dans le cadre de conférences et interviews. L’accumulation de liquidités que nous avons évoquée se place dans cette même logique. D’abord, Berkshire Hathaway a préféré investir dans les bons du Trésor – les “T-Bills” – dès 2024, à un moment où les marchés américains connaissaient pourtant une hausse importante portée par le succès de titres comme Nvidia (NVDA), Apple (AAPL) et les autres “Magnificent 7”. Au 30 juin 2024, Berkshire Hathaway déclarait ainsi posséder 234 milliards de dollars en bons du Trésor américain, contre un peu moins de 130 milliards au 31 décembre 2023. Dans le même temps, Warren Buffett et son fonds d’investissement ont été des “net sellers”, c’est-à-dire que Berkshire Hathaway a vendu plus d’actions qu’il n’en a acheté. Plus étonnant encore, le fonds a vendu une partie importante de ses parts dans Apple (AAPL), qui représente encore plus d’un quart de son portefeuille, et Bank of America (BAC). Le fonds a ainsi vendu l’équivalent de la moitié de ses actions AAPL pour plus de 100 milliards de dollars au troisième trimestre de 2024. Plusieurs mois plus tard, la stratégie de Warren Buffett semble s’avérer gagnante : fort des liquidités accumulées par son fonds, l’investisseur est à même de tirer profit de la situation actuelle des marchés financiers américains tout en investissant également dans des conglomérats japonais dont il a salué la fiabilité.

Quelles sont les raisons d’une telle stratégie ?

C’est cette question qui suscite le plus la spéculation ces derniers temps. Trois pistes sont le plus souvent évoquées. D’abord, l’investisseur américain, qui fêtera ses 95 ans le 30 août prochain, préparerait sa succession, d’autant plus depuis le décès de son ami de longue date et vice-président de Berkshire Hathaway, Charlie Munger. L’accumulation des liquidités et le ralentissement des investissements seraient ainsi un moyen de passer le flambeau à son successeur désigné, Gregory Abel. Ensuite, l’investisseur aurait perdu de son flair. Alors que la croissance du S&P 500 est expliquée à 61 % par le dynamisme des “Magnificent 7” en 2024, Warren Buffett n’aurait pas su ni voulu investir dans ces actions de la tech américaine. En cause, ce dernier a toujours insisté vouloir investir dans les firmes dont il comprenait la valeur ou l’utilité, et qu’il considérait comme sous-évaluées : c’est le “value investing”. Or, il se dit qu’à bientôt 95 ans, Warren Buffett n’est plus à même de comprendre la valeur intrinsèque des nouvelles entreprises de la “tech” comme Nvidia (NVDA). Dernière explication évoquée enfin, Warren Buffett préparerait l’éclatement à venir d’une bulle spéculative ou d’une crise financière profonde dans le cadre d’une récession américaine, comme il l’avait fait en 2001 et en 2008. Berkshire Hathaway tâcherait ainsi de se placer en fonds “refuge”, investissant dans des actions plus traditionnelles et perçues comme moins exposées, comme Heinz ou Coca-Cola.

Vraiment dépassé ?

Lorsque Warren Buffett faisait part, au début des années 2000, de ses réticences à investir dans les entreprises du Web, il se disait déjà de l’investisseur qu’il était devenait trop vieux. 24 ans après l’éclatement de la bulle Internet, cet argument n’est donc pas nouveau. Quant à la réduction de ses parts dans le capital d’Apple (AAPL), elle peut tout aussi bien témoigner d’une volonté de rééquilibrer le portefeuille de Berkshire Hathaway, qui avait acheté un volume important d’actions Apple en 2020, à un moment où les ventes du groupe en question étaient particulièrement fortes, portant ainsi les actions AAPL à près de 50 % du volume du portefeuille du fonds Berkshire Hathaway. De même, s’il a vendu une partie de ses parts dans Bank of America (BAC), le fonds garde une participation importante dans la banque américaine. Par ailleurs, les premiers jours de la présidence de Donald Trump et la chute récente des actions des grands groupes de la “tech” comme Nvidia, Tesla, ou Intel donnent raison à la prudence de Warren Buffett. In fine, son fonds Berkshire Hathaway continue à surperformer le S&P 500 et a même dépassé les 1000 milliards de dollars de capitalisation boursière fin août 2024, une première pour une entreprise en dehors de la “tech”.

Conclusion

En dépit de ce qui a pu être dit à son sujet, Warren Buffett n’est probablement ni dépassé, ni omniscient. Dans un contexte où l’actualité politique influe fortement sur les marchés financiers américains, la spéculation sur la conjoncture économique à venir s’est renforcée, et Berkshire Hathaway sert pour beaucoup de référentiel. Le mythe qui s’est construit autour de “l’Oracle d’Omaha” – du nom de sa ville natale – et la renommée de l’investisseur expliquent sa forte médiatisation, notamment lorsque les observateurs redoutent une crise. Depuis la bulle Internet de 2001, il existe ainsi un indicateur éponyme servant à surveiller le gonflement d’une bulle spéculative : le Warren Buffett Indicator, qui mesure le ratio du volume boursier américain (Wilshire 5000 to GDP ratio, plus exactement) par le PIB américain. À la veille de l’éclatement de la bulle dotcom, il était de 130 %. Il dépasse à l’heure où nous écrivons cet article les 190 %.

Matthias Duguey