Henry Roberts Kravis, né le 6 janvier 1944, est largement reconnu comme un homme d’affaires, un investisseur et un philanthrope américain qui a cofondé Kohlberg Kravis Roberts (KKR), l’une des firmes de Private Equity les plus influentes au monde. Son héritage est indissociable de la pratique du rachat par effet de levier (Leveraged Buyout ou LBO) qu’il a contribué à populariser. Le rachat très médiatisé de RJR Nabisco en 1988, le plus grand de son époque, a cimenté la notoriété de Kravis et a été immortalisé dans le livre et le film Barbarians at the Gate.

Il est né dans une famille juive à Tulsa, Oklahoma. Tulsa, surnommée à une époque la capitale mondiale du pétrole, a permis à la ville de prospérer durant la Grande Dépression, notamment grâce aux bénéfices pétroliers. Son père, Raymond F. Kravis, était un ingénieur pétrolier et entrepreneur très prospère qui était également un partenaire commercial de Joseph P. Kennedy. Le fait de grandir dans une situation confortable n’a pas étouffé l’ambition d’Henry ; au contraire, il nourrissait un désir ardent de travailler plus dur que quiconque.

Kravis a effectué ses études secondaires à la Loomis Chaffee School, où il a été élu vice-président du student council(équivalent suppléant du délégué de promotion). Il a ensuite fréquenté le Claremont McKenna College Il a obtenu un baccalauréat en économie en 1967 et a participé à l’équipe universitaire de golf pendant quatre ans. Après une première expérience professionnelle à Wall Street, son père le convainc de retourner à l’université pour obtenir un diplôme de l’Ivy League. Kravis obtient ainsi un MBA de la Columbia Business School en 1969. Il a affirmé plus tard être ravi d’avoir suivi ce conseil paternel, car son passage à Columbia lui a ouvert beaucoup de portes.

Après avoir terminé ses études, Kravis est embauché chez Bear Stearns à New York. Son cousin germain, George R. Roberts, le rejoignit chez Bear Stearns peu de temps après, également diplômé en 1969. Les deux cousins furent affectés à l’équipe du directeur des finances d’entreprise, Jerome Kohlberg. Kohlberg, qui était un vétéran de Bear Stearns depuis 1955, devint le mentor idéal pour Henry et George.

Travaillant sous Kohlberg à la fin des années 1960 et au début des années 1970, Kravis et ses collègues commencèrent une série d’investissements qu’ils appelaient des acquisitions « autofinancées » (« bootstrap » investments), une méthode qui allait évoluer pour devenir le LBO moderne. Ils sont devenus partners chez Bear Stearns à un âge exceptionnellement jeune (30 et 31 ans).

Le trio réalise plusieurs rachats notables, dont Stern Metals (1965), Cobblers Industries (1971) et Boren Clay (1973). Généralement, ils investissaient environ 10 % du prix d’acquisition avec leurs propres fonds et empruntaient le reste en émettant des obligations à haut rendement. L’acquisition d’Incom International en 1975 pour 92 millions de dollars fut la plus importante pour Bear Stearns à l’époque. Cependant, l’ambition grandissante de Kravis et de ses associés allait bientôt entrer en conflit avec les structures établies de Bear Stearns.

En 1976, des tensions se sont accumulées, notamment parce que le directeur général de Bear Stearns, Cy Lewis, avait rejeté à plusieurs reprises les propositions de Kohlberg, Kravis et Roberts visant à former un fonds d’investissement dédié. Suite à l’ultimatum de Lewis – « Vous êtes avec nous ou partez » – les trois associés décidèrent de partir et de former leur propre entreprise.

C’est ainsi que Kohlberg Kravis Roberts (KKR) fut fondée en 1976. Le capital de départ était modeste : 120 000 dollars, Kohlberg investissant 100 000 dollars et Kravis et Roberts 10 000 dollars chacun. Leur structure de rémunération, comprenant 20 % des bénéfices (le carried interest), a été choisie au hasard lors de la levée de leur premier capital.

Dès 1978, KKR réussit à lever son premier fonds institutionnel de LBO, d’environ 30 millions de dollars, grâce à la révision des réglementations ERISA (ERISA signifie Employee Retirement Income Security Act, une loi américaine adoptée en 1974). Henry Kravis joua un rôle clé dans la sollicitation de ces fonds auprès d’investisseurs institutionnels, notamment les fonds de pension de Washington et de l’Oregon.

Le LBO s’est avéré incroyablement lucratif. En 1984, KKR gérait déjà un quatrième fonds LBO d’un milliard de dollars, leur donnant un pouvoir d’achat total sur le marché de plus de 14 milliards de dollars. L’acquisition d’Amstar en 1984 est un exemple de succès : avec seulement 52 millions de dollars de fonds propres investis, KKR a généré un rendement composé d’environ 80 % et a perçu environ 62 millions de dollars en commissions et plus-values. KKR était désormais le « gorille dominant » dans le secteur des rachats.

La croissance explosive de KKR révéla des divergences stratégiques et éthiques entre le mentor, Kohlberg, et les cousins, Kravis et Roberts.

En 1986, KKR acquiert Beatrice Foods pour 6,7 milliards de dollars. Cette transaction marque un tournant, car elle est partiellement financée par 2,5 milliards de dollars d’obligations pourries, liant pour la première fois les junk bonds aux LBO de KKR. Kohlberg n’était pas d’accord avec cette approche, lui préférant des transactions cordiales et un endettement limité. Henry Kravis, au contraire, était prêt à mener des prises de contrôle hostiles et à accepter un niveau d’endettement très élevé.

En 1987, la relation se dégrade. Kohlberg démissionne de KKR pour fonder sa propre entreprise, Kohlberg Company. Kravis et Roberts continuent de diriger la firme.

En 1988, KKR se lance dans le rachat le plus célèbre de son histoire : RJR Nabisco. Le PDG de RJR, Ross Johnson, avait lancé la bataille en essayant de racheter la société (fabricante des biscuits Oreo et des cigarettes Winston) pour la privatiser. Ce fut le début d’une guerre d’enchères féroce impliquant presque toutes les grandes firmes de Wall Street. Henry Kravis ne supportait pas l’idée qu’une telle opération se fasse sans le consulter, considérant que ces grandes affaires lui appartenaient.

KKR remporte finalement le rachat avec une offre de 31,4 milliards de dollars, le prix le plus élevé jamais payé pour une entreprise commerciale à l’époque. Bien que l’offre finale de Kravis ait été légèrement inférieure à celle du camp Johnson (109 $ contre 112 $ par action), KKR gagne en acceptant une clause de réinitialisation des obligations pour garantir que les investisseurs ne perdent pas d’argent si les obligations ne s’échangeaient pas à leur valeur nominale.

Malgré la victoire, l’affaire s’avère difficile. La publicité entourant l’événement a fait d’Henry Kravis une figure centrale du monde financier. Cependant, l’accord ne s’est jamais amélioré en raison des pertes continues dans les guerres du tabac et de l’énorme dette contractée. En 1995, KKR a cédé ses participations restantes, subissant une perte globale. Pour certains, l’affaire RJR Nabisco représente le « pire moment » de Kravis, un moment où les stéréotypes de l’égoïsme et de la cupidité de Wall Street semblaient évidents. KKR tira une leçon de cet échec, s’engageant à ne plus concentrer autant de fonds sur un seul investissement.

De plus, cette période fut marquée par une tragédie personnelle : en 1991, le fils d’Henry, Harrison S. Kravis, âgé de 19 ans, est décédé dans un accident de voiture.

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, KKR a fait des erreurs, notamment une perte de 500 millions de dollars dans l’achat de Regal Cinemas. Henry Kravis et George Roberts décidèrent alors de réaffirmer leur stratégie, passant d’une approche purement transactionnelle à l’excellence opérationnelle. Kravis souligne que la partie difficile de l’investissement n’est pas l’achat, mais la création de valeur et l’amélioration de l’efficacité de l’entreprise.

Après ce changement, KKR revient en force avec des mégadeals réussis et d’autres désastreux. En 2006, ils rachètent la chaîne d’hôpitaux Hospital Corporation of America (HCA) pour 33 milliards de dollars (en partenariat avec Bain Capital et Merrill Lynch), une opération très réussie. D’autres investissements de KKR se sont avérés extrêmement rentables, comme l’acquisition du fabricant de piles Duracell. KKR a investi dans une liste impressionnante d’entreprises au fil des ans, notamment Playtex, Safeway, Toys « R » Us, Borden, et First Data.

Cependant, le record qu’ils ont battu en 2007, le rachat de TXU Corp pour 44 milliards de dollars (avec TPG et Goldman Sachs), s’est avéré être un désastre. En 2014, l’entreprise (renommée Energy Future Holdings) a déposé le bilan en raison de la dette massive et de la chute du prix du gaz naturel, marquant la plus grande faillite non financière de l’histoire des États-Unis à l’époque.

En 2013, KKR a également élargi ses domaines d’investissement en clôturant son premier fonds d’investissement immobilier spécifique, levant 1,2 milliard de dollars de nouveaux capitaux.

Henry Kravis est un républicain convaincu. Il a été un fervent partisan et collecteur de fonds pour des présidents et candidats tels que George W. Bush et John McCain, et il a contribué 1 million de dollars à l’investiture présidentielle de Donald Trump en 2017. En 1997, il a cofondé le Republican Leadership Council.

Kravis a été marié trois fois. Son premier mariage avec Hedi Shulman s’est terminé par un divorce. Il a ensuite épousé la designer Carolyne Roehm en 1985, un mariage qui prit fin en 1993. Il est actuellement marié à Marie-Josée Drouin, une économiste canadienne et philanthrope de renom, qui siège notamment aux conseils du Memorial Sloan-Kettering Cancer Center et est présidente du conseil du Museum of Modern Art (MoMA).

En tant que philanthrope, Henry Kravis a eu un impact significatif dans l’éducation et la santé. Il est administrateur du Claremont McKenna College (CMC) et a cofondé le Henry R. Kravis Prize in Nonprofit Leadership en 2006, administré par le CMC. Il a financé de nombreuses installations dans diverses institutions éducatives, dont la Kravis Dorm à Eaglebrook School et la Kravis Hall à The Loomis Chaffee School.

Il est également un important bienfaiteur de la Columbia Business School, où il a promis un don de 100 millions de dollars pour soutenir le nouveau campus. L’un des deux bâtiments principaux de l’école est nommé le Henry R. Kravis Hall en son honneur. Lui et son épouse ont fait un don de 15 millions de dollars au Mount Sinai Medical Center pour établir un « Center for Cardiovascular Health ».

Henry Kravis, souvent décrit comme un homme d’action qui cherche le succès sans relâche, est un combattant et un compétiteur. Malgré son succès, il insiste sur l’importance de maintenir la culture et les valeurs de KKR, de recruter les meilleures personnes et d’éviter l’arrogance, une valeur si essentielle qu’il a un panneau dans son bureau indiquant : « L’arrogance tue ».

Aujourd’hui, Kravis maintient son statut de titan en diversifiant ses activités, y compris l’investissement dans des startups technologiques (crypto, marché de prédiction, etc.).

Henry Kravis et George Roberts ont planifié la succession de KKR en nommant Joseph Y. Bae et Scott C. Nuttall coprésidents et co-directeurs de l’exploitation en juillet 2017, afin qu’ils puissent prendre progressivement en charge les opérations quotidiennes. Ce plan a été mis en œuvre en octobre 2021, Kravis et Roberts démissionnant de leurs postes de co-PDG pour continuer en tant que coprésidents exécutifs.

Le colosse qu’Henry Kravis a créé est massif : en mars 2022, KKR gérait 480 milliards de dollars d’actifs. Les entreprises en portefeuille de KKR généraient 265 milliards de revenus et employaient 819 000 personnes à travers le monde. Le parcours d’Henry Kravis, marqué par une efficacité impitoyable, des risques colossaux (réussis et manqués) et un engagement philanthropique significatif, en fait une figure durable du monde financier moderne.