Le triomphe pour Carney, la déception conservatrice : contexte, résultats, enjeux à venir des élections canadiennes
Lorsqu’il s’avance sur le podium, à la soirée électorale libérale, lundi soir, Mark Carney affiche un grand sourire. Méconnu il y a encore quelques mois, il sait qu’il vient de réaliser un exploit politique majeur : remporter un mandat populaire seulement un mois après son investiture en tant que premier ministre du Canada, et un […]

Lorsqu’il s’avance sur le podium, à la soirée électorale libérale, lundi soir, Mark Carney affiche un grand sourire. Méconnu il y a encore quelques mois, il sait qu’il vient de réaliser un exploit politique majeur : remporter un mandat populaire seulement un mois après son investiture en tant que premier ministre du Canada, et un quatrième mandat consécutif pour un Parti libéral que l’on disait en danger de mort au moment où Justin Trudeau annonçait sa démission, en janvier.
Le contexte
Réélu pour un troisième mandat – un deuxième minoritaire, Justin Trudeau a terminé l’année 2024 avec la ferme intention d’affronter son rival conservateur Pierre Poilievre lors d’élections qui devaient se tenir au plus tard à l’automne 2025. Seulement, si le chef libéral avait depuis le début de son mandat réussi à déjouer les pronostics en rebondissant à plusieurs reprises de situations délicates, les sondages n’ont fait qu’empirer au cours des deux dernières années de son mandat jusqu’à atteindre un point culminant à Noël, montrant les conservateurs 25 points devant le parti au pouvoir, talonné par son rival de gauche, le NPD.
De son côté, le Parti conservateur jubilait. Dans l’opposition depuis la défaite de Stephen Harper en 2015, le parti pensait détenir enfin son champion en la personne de Pierre Poilievre après deux chefs malheureux, sur une ligne plus radicale et décomplexée, dans un pays dont le centre de gravité politique a historiquement penché vers le centre-gauche. Poilievre, par son style provocateur et ses propositions chocs – sans oublier ses slogans, tels que “Axe the tax” (“Abattre l’impôt”), détonnait dans les habitudes canadiennes, mais l’impopularité du Premier ministre sortant semblait trop forte pour l’empêcher de s’avancer vers une victoire certaine. Son programme pouvait être résumé en quelques piliers : « Axe the Tax. Build the Homes. Fix the Budget. Stop the Crime. », ce qui revenait à supprimer la taxe carbone introduite non sans controverse par le précédent cabinet, conditionner les aides fédérales aux municipalités à une forte augmentation de la construction de nouveaux logements face à l’explosion des prix de l’immobilier au cours des 10 dernières années (+50% en moyenne), réduire fortement le déficit creusé sur la dernière décennie libérale et faire preuve de davantage de fermeté face aux crimes violents. Sur la vague du convoi de la liberté, mouvement populiste qui avait émergé en 2022 en réponse aux mesures sanitaires, cette vision s’inscrit dans l’affirmation d’une nouvelle droite partout à travers l’Occident, cette alt-right qui ose briser certains tabous et casser certains codes.
Troisième parti à la Chambre des Communes, le Bloc québécois pouvait espérer un remarquable alignement des planètes à l’occasion de l’effondrement annoncé du PLC, y compris au Québec, qui est un de leurs fiefs. Parti indépendantiste au niveau fédéral créé en 1991 dans l’anticipation du référendum de 1995, qui sera perdu de peu (49.5%), le Bloc a longtemps dominé outrageusement le Québec, détenant systématiquement la majorité absolue des sièges entre 1993 et 2011, si bien que leur chef, Lucien Bouchard, était devenu chef de l’opposition officielle à Ottawa lors de son baptême du feu. Or, la décennie 2010 a bien moins souri aux bloquistes, tombés à 4 sièges en 2011, et remontant péniblement la pente en 2015. Il faudra finalement attendre la prise de fonction du chef actuel, Yves-François Blanchet en 2019, pour que le parti retrouve son statut officiel, à un peu plus d’une trentaine de sièges. Au tournant de l’année, celui-ci s’avançait avec d’immenses espoirs. En effet, il avait en septembre dernier réussi à arracher aux Libéraux un comté qui leur est historiquement et sociologiquement acquis, dans Lasalle-Émard-Verdun, au sud de l’île de Montréal, et les sondages leur laissaient espérer entre 40 et 50 sièges au Québec, ce qui, au vu de la division des voix entre Libéraux et néo-démocrates au niveau fédéral, leur laissaient entrevoir une opportunité inédite de redevenir l’opposition officielle, notamment à l’heure où le Parti Québécois, variante provinciale du Bloc en tête dans les sondages, promet un référendum sur l’indépendance avant la fin de la décennie.
Enfin, le Nouveau Parti Démocratique (NPD), parti se situant à la gauche du parti libéral, se trouve dans une situation délicate. Son chef, Jagmeet Singh, est en effet vertement critiqué pour l’accord gouvernemental qu’il avait passé avec Justin Trudeau suite à l’absence de majorité issue des urnes de 2021, et semble stagner autour des 20%. Trump, le point de bascule
Dès sa réélection en novembre dernier, Donald Trump s’emploie sur ses réseaux sociaux à utiliser le terme de 51ème Etat (“51st state”) au sujet du Canada. Si au départ les autorités canadiennes minimisent ces commentaires et les tournent en dérision, le ton commence à changer au lendemain de la visite du premier ministre à Mar-a-Lago le 29 novembre. En effet, si ce dernier affirme que la visite fut constructive, le milliardaire de 78 ans récidive en appelant Trudeau le “gouverneur” du Canada.

Le ton redescend pendant un temps, jusqu’à ce que le président soit officiellement investi, le 20 janvier. Or, celui-ci reprend de plus belle ses attaques et autres menaces sur le voisin du nord, en annonçant notamment des tarifs de l’ordre de 25% sur tous les produits canadiens à partir du début du mois de février. Cette hostilité répétée crée progressivement un profond sentiment anti-américain et pro-canadien, signe d’un potentiel réveil de la question de l’identité du pays, traversé par le séparatisme québécois et les divisions linguistiques et mémorielles. C’est ainsi qu’un vaste mouvement de boycott vis-à-vis des produits américains se généralise partout à travers le Canada.
Dans l’intervalle, le premier ministre Trudeau a déjà annoncé, le 6 janvier, son intention de démissionner après l’élection d’un nouveau chef libéral, ce qui permet aux libéraux d’entamer une légère remontée dans les sondages, malgré un écart toujours très substantiel vis-à-vis des Tories. Cependant, il entend assurer pleinement ses fonctions jusqu’au bout dans cette période trouble et, l’air solennel, lance un appel patriotique à la nation, promettant de ne rien céder au nouveau locataire de la Maison Blanche, en appliquant des tarifs réciproques ciblés, ce qui fait reculer ce dernier dans un premier temps.
Longtemps annoncé par les observateurs aguerris comme un candidat potentiel à la plus haute fonction, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada (2008-2013) puis de la Banque d’Angleterre (2013-2020), Mark Carney profite du retrait de Trudeau pour se lancer enfin en politique, lui qui officiait auprès de ce dernier en tant que conseiller économique depuis quelques années déjà. Le 9 mars 2025, il remporte haut la main la chefferie du Parti Libéral du Canada avec près de 86% des suffrages, et devient à son tour résident de 24, Sussex, six jours plus tard.
Une campagne éclair

Après avoir pris comme première décision de supprimer la taxe carbone, tant décriée par l’opposition conservatrice, et pris le soin de visiter des alliés potentiels en Emmanuel Macron et Keir Starmer, Carney est allé demander à la gouverneure-générale, représentante du Roi au Canada, de convoquer de nouvelles élections le 28 avril, pour une campagne rapide dont il espère alors qu’elle confirmera la dynamique libérale dans les sondages, qui a vu les Libéraux rattraper leurs 25 points de retard initiaux pour égaler voire dépasser le PCC dans les intentions de vote.
Misant sur une campagne courte et ciblée, axée sur la défense de la souveraineté canadienne face aux menaces de Donald Trump, Carney parvient à canaliser l’indignation nationale, promettant de défendre l’indépendance du pays et de diversifier ses partenariats économiques. Profil technocratique rassurant, il s’affiche en défenseur de l’unité et et de la souveraineté du Canada en mettant en avant son expérience des crises, notamment celles de 2008 et du Brexit.
Pierre Poilievre met quelques jours voire semaines à réellement saisir que le thème de la campagne a changé du tout au tout. Si le chef de file conservateur finit par recentrer son message autour du “Canada d’abord”, sa proximité autrefois affichée avec Donald Trump, sans parler de l’imitation de style sur le locataire de la Maison Blanche ne cessent de le desservir sur le sujet principal de l’élection. Le Bloc Québécois, mis en danger sur ses terres par une importante remontée libérale dans la province francophone, change également de discours, en posant la question du meilleur défenseur des intérêts du Québec, non seulement à Ottawa, mais face à Trump, pour forcer le vainqueur à prendre en compte les intérêts québécois dans une éventuelle négociation commerciale, en particulier sur l’énergie, les matières premières et la “gestion de l’offre”, un équivalent de la PAC au Canada.
Le Nouveau Parti Démocratique lutte quant à lui pour sa survie. Siphonné par les Libéraux sur sa droite, la formation politique alliée des syndicats est sous la menace d’être rayée de la carte, notamment dans son bastion de la Colombie-Britannique, où Jagmeet Singh, qui y possède un siège, est en ballotage très défavorable.
Les résultats

Le pari était osé, mais l’appel aux urnes fut réussi pour Mark Carney. Pour le premier scrutin de sa vie, l’ancien banquier central a même réussi contre toute attente à arriver en tête du scrutin avec 43.7% contre 41.3% pour son rival conservateur, ce que Justin Trudeau avait échoué à faire deux fois de suite malgré sa majorité relative. A ce propos, si les libéraux échouent pour une troisième fois consécutive à atteindre la majorité absolue, ils s’en sont cette fois-ci grandement approchés, avec 170 sièges, à seulement deux. A cette occasion, le nouveau premier ministre a été lui-même plébiscité dans la circonscription d’Ottawa de Nepean.
Le chef conservateur, Pierre Poilievre, ne peut pas en dire autant. En effet, celui-ci est défait à la surprise générale dans la circonscription de Carleton, dans la banlieue d’Ottawa, qu’il tenait pourtant depuis plus de vingt ans. Il devra donc bénéficier du retrait provisoire d’un député de son parti pour retrouver un siège et jouer son rôle de chef de l’opposition officielle à la Chambre des Communes. Cet échec est d’autant plus surprenant que, bien qu’ils n’aient pas remporté ce scrutin, les conservateurs ont réalisé des gains substantiels, avec une progression de plus de vingt sièges, notamment en Ontario, pour s’établir à 143 sièges et de plus de huit points de pourcentage en votes purs. Cela explique sans doute pourquoi le fils de francophone de la Saskatchewan ne sera pas congédié comme ses prédécesseurs, en dépit de l’absence d’une victoire qu’on disait acquise il y a quelques mois.
Ce résultat reflète un mouvement historique de bipolarisation dans la vie canadienne, inédit depuis plus de sept décennies. En effet, il faut remonter à 1953 pour retrouver une élection dans laquelle les deux principaux partis cumulent plus de 85% des voix.
Cette nouvelle bipolarisation se fait d’abord au détriment du NPD, qui s’effondre partout et notamment dans ses bastions de Colombie-Britannique, passant de 18% à 6%, reculant même derrière le Bloc Québécois au niveau national. Avec 7 sièges, le pire résultat de son histoire, le parti s’apprête à entamer une lente reconstruction et devra tirer tous les enseignements de l’échec de la stratégie néo-démocrate depuis le propre échec de Thomas Mulcair à s’imposer face à Justin Trudeau en 2015.
Le Bloc Québécois peut finalement s’estimer heureux. Si le parti indépendantiste perd une dizaine de sièges et quelques points au Québec, il semble résister à une vague rouge dans la belle province, dont on craignait qu’elle ait des airs de vague orange néo-démocrate, celle qui avait conduit les bloquistes à l’effacement en 2011. Avec 22 sièges dans le nouveau parlement, Yves-François Blanchet compte bien profiter de la situation minoritaire du gouvernement reconduit pour négocier des accords favorables au Québec, en particulier en ce qui concerna les négociations commerciales prochaines avec les Etats-Unis.
En somme, ce scrutin canadien fut la preuve ultime, s’il en fallait, qu’il n’y a aucun scrutin joué d’avance, de surcroît dans un monde instable et changeant. Si le Parti libéral l’a échappée belle cette fois-ci, Mark Carney va devoir faire face à des défis colossaux, à la fois sur le plan domestique comme international, pour redresser un pays à la croisée des chemins et prouver aux électeurs que la confiance quelque peu aveugle que ceux-ci lui ont confié n’était pas vaine.
Charles Rat